Visite annuelle

En ce froid dimanche matin de début d’hiver, Falbala se leva tôt et d’un pas décidé, franchit à pied les deux kilomètres qui séparaient sa petite maison du cimetière des esprits. Même sous ce froid soleil, l’ambiance était sinistre et peu accueillante. Cependant, Falbala s’y dirigeait toujours, comme chaque année, une rose blanche à la main.

Elle se faisait toujours un devoir lorsque ce jour souvenir de tristesse revenait inlassablement année après année, de venir ici commémorer la mémoire de son vieux grand-père qu’elle aimait tant qui l’avait quitté depuis des années déjà. Sentir sa présence silencieuse sous ses pieds permettait à Falbala de réfléchir sur le sens de sa vie et des changements qui s’étaient opérés en elle depuis sa dernière visite.

Que de changements depuis une année! L’ouverture d’un café et maintenant d’une auberge! Décidément, le vieux Gus serait bien fier de sa petite fille s’il avait été encore de ce monde.

Falbala errait tranquillement à travers les tombes en brassant d’heureux souvenir dans son esprit : un éclat de rire, une comptine, un dessin, une partie de criquet, une histoire au coin du feu. Tout cela lui revenait en tête aussi sûrement qu’un parfum.

Elle arriva finalement devant la petite tombe toute simple de son cher Gus. Elle s’assit dans le gazon face à elle et déposa sa rose devant la tombe. « Bonjour Gus! J’ai pleins de choses à te raconter! J’ai ouvert un Café figure-toi! Et j’ai aussi ouvert une auberge! J’ai même une associée, elle s’appelle Romanaëlle, elle est très gentille… »

Et ainsi de suite pendant plus d’une heure.

Romanaëlle ne s'était auparavant jamais aventurée dans le lugubre cimetière. Pourtant, ce matin-là, elle prit la décision de visiter cet endroit qui lui était encore inconnu. Elle passa tout d'abord aux tombes des deux jeunes femmes mortes précédemment. Elle n'avait connu aucune d'entre elle mais était tout de même affectée par ces deux morts. Cela prouvait, en un sens, comment la vie ne tenait qu'à un fil.

La jeune ange passait donc tout à fait par hasard lorsqu’elle aperçut Falbala, assise dans le froid gazon d’hiver. Elle s’apprêtait à lui parler lorsqu’elle remarqua qu’un murmure s’échappait des lèvres de Falbala. Celle-ci racontait quelque chose à quelqu’un. Le regard de Romanaëlle se posa alors sur la tombe, où le nom «Gus» était gravé. Elle se demanda qui était cet homme mais n’osa pas adresser la parole à la jeune propriétaire qui semblait totalement perdue dans ses pensées.

Le silence mortifiant du cimetière, mêlé aux murmures esseulés de Falbala rendaient l’endroit si sinistre que Romanaëlle en frissonna de toute son âme. Une volonté ferme s’imposa à l’esprit de Romanaëlle : celle de ne jamais être enterrée dans cet endroit inquiétant. Puis, celle-ci remarqua la belle rose que tenait Falbala et décida de retourner au café pour chercher une autre fleur et la déposer sur la tombe de ce dénommé Gus.

Romanaëlle refit donc le chemin inverse, prit une fleur et se redirigea, presqu’à contrecœur, vers le cimetière. Elle fut légèrement surprise de voir Falbala toujours assise dans l’herbe froide, avec le même murmure s’échappant de ses lèvres. Ne voulant pas déranger ce flot de paroles qui semblaient si importantes pour la jeune dame, Romanaëlle déposa le lys blanc qu’elle avait trouvé à l’arrière de Falbala, en espérant que l’intention la toucherait. Puis, elle refit demi-tour pour continuer l’exploration de la cité.